Le livre dont il est question dans cette recension est Shanghai
années 30 : plaisirs et violences, de Christian Henriot et Alain
Roux, Paris : Editions Autrement, 1998.
Christian
Henriot est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lyon 2. Il est
également le directeur de l’Institut d’Asie Orientale (IAO) et est spécialiste
de l’histoire sociale et urbaine de la Chine et du conflit sino-japonais. Il
est l’auteur de plusieurs autres ouvrages sur Shanghai dont Shanghai
1927-1937. Elites locales et modernisation dans la Chine nationaliste (1991). Alain Roux est professeur des universités de l’Institut
national des langues et civilisations orientales (Inalco). Il est spécialiste
de la Chine et plus particulièrement des ouvriers chinois au XXe siècle et des
élites politiques chinoises dans la Chine républicaine. Il est également
l’auteur du Shanghai ouvrier des années
trente : coolies, gangsters et syndicalistes (1993). Leur ouvrage collectif
dont il est question ici utilise les ressources de différents articles et
livres de spécialistes de langues française ou anglaise.
Les
deux auteurs se donnent pour objectif dans leur préface de rendre ses couleurs
à la Shanghai des années trente. Toute la difficulté, nous expliquent-ils, est
de concilier l’imaginaire de l’époque avec la rigueur historique. Les quatre
premiers chapitres, de la plume de Christian Henriot, explicitent plutôt les
« plaisirs » dont il est question dans le titre de l’ouvrage, tandis
que les quatre derniers chapitres, écrits par Alain Roux, nuancent cette image
en évoquant les bas-fonds et les « violences » de cette société
shanghaienne des années 1930. Cette répartition s’explique par la spécialité de
chacun des auteurs évoquée ci-dessus.
Dans
la première partie de l’ouvrage, il est question de la constitution
géographique et cosmopolite de la ville, mais également de la place occupée par
les étrangers dans cet espace urbain puisqu’il existe une concession
internationale, regroupant les Anglais et les Américains, et une concession
française. La séparation entre la population chinoise et les étrangers est
particulièrement étanche. Mais les années 1930, comme le soulignent les
auteurs, sont une période d’échanges plus fréquents entre ces deux populations,
avec un intérêt plus marqué des intellectuels étrangers pour le nationalisme chinois. Shanghai voit naître une
bourgeoisie constituée essentiellement des élites politiques issues du
Guomindang, le parti nationaliste chinois. L’essor culturel est aussi très
important, puisque Shanghai regroupe la plus grande concentration
d’intellectuels du pays. Enfin, les lieux de fêtes et de plaisirs sont très
présents : restaurants chinois ou de traditions étrangères, maisons de
thés, maisons de jeux, cafés, fumeries d’opium clandestines sont là pour faire
de cette ville un lieu de fête, tandis que les courtisanes, les danseuses
professionnelles et les prostituées, reflétant la richesse produite par les
autres secteurs d’activité, participent aux plaisirs de la ville, surnommée
« bordel de l’Asie ».
La
seconde partie de l’ouvrage est constituée de considérations bien différentes,
puisque les auteurs abordent la question de l’opium et du réseau du crime
organisé qu’est la Bande Verte sous la houlette de Du Yuesheng. La législation
du début du siècle interdit la production et l’importation d’opium. Il en
résulte une gigantesque contrebande qui donne lieu à des conflits et à des
monopoles d’Etat locaux. La Bande Verte
s’est associée à la police de la concession française pour avoir le monopole du
commerce de l’opium. Un chapitre entier est aussi consacré au quotidien de ceux
que les auteurs appellent les « anonymes », c’est-à-dire les plus
pauvres de Shanghai, et particulièrement les ouvriers. Ils vivent dans la
promiscuité, que ce soit dans des structures prévues à cet effet - cités
ouvrières - ou dans des logements particuliers précaires ou sous-loués. Le
monde ouvrier ne contribue pas à la modernisation de la société, et ses
quartiers sont trop éparpillés dans la ville pour qu’une conscience de classe
puisse émerger, d’autant plus que les groupe se constituent non par classe
sociale mais par lieu d’origine. Enfin le dernier chapitre évoque
l’impossibilité pour ce peuple shanghaien de changer fondamentalement le cours
des choses, malgré plusieurs tentatives d’insurrections et de grèves, soutenues
par les communistes. L’ouvrage s’achève sur l’évocation de la guerre
sino-japonaise en 1937 qui touche également Shanghai et marque le début de la
destruction et de l’isolement de la ville pour plusieurs décennies.
La
postface des auteurs permet de comprendre en quelques pages l’évolution de
Shanghai au sortir des années 1930 jusque dans les années 1990 où Shanghai
semble de nouveau « avoir prise sur son destin ».
Les
fréquents retours sur les événements précédant les années 1930 semblent parfois
prendre trop de place dans cet ouvrage censé évoquer cette période, mais on
réalise bien vite que les éléments du passé de Shanghai sont nécessaires à une
compréhension plus juste du thème proposé. Pour une personne non initiée à
l’histoire chinoise, ces rappels sont plus que nécessaires pour comprendre les
enjeux et les évolutions de cette ville. La répartition des chapitres paraît
judicieuse, puisqu’elle suit les mouvements que le titre de l’ouvrage suggère.
L’évocation de cette ville de plaisirs plonge le lecteur dans l’ambiance de
l’époque et permet ensuite de mieux cerner les enjeux politiques et sociaux qui
sont évoqués dans la seconde partie de l’ouvrage.
Le
tour d’horizon semble donc exhaustif dans cet ouvrage, puisqu’il est question
de tous les aspects de Shanghai : la politique, l’économie, la société,
les conditions de vie, les influences extérieures, les réseaux mafieux, tout concorde
pour permettre une vision globale mais également minutieuse et documentée de
Shanghai dans les années 1930.
Hélène Jarry