jeudi 19 février 2015

Shanghai années 30 : plaisirs et violences

                                    Le livre dont il est question dans cette recension est Shanghai années 30 : plaisirs et violences, de Christian Henriot et Alain Roux, Paris : Editions Autrement, 1998.
                  Christian Henriot est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lyon 2. Il est également le directeur de l’Institut d’Asie Orientale (IAO) et est spécialiste de l’histoire sociale et urbaine de la Chine et du conflit sino-japonais. Il est l’auteur de plusieurs autres ouvrages sur Shanghai dont Shanghai 1927-1937. Elites locales et modernisation dans la Chine nationaliste (1991). Alain Roux est  professeur des universités de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Il est spécialiste de la Chine et plus particulièrement des ouvriers chinois au XXe siècle et des élites politiques chinoises dans la Chine républicaine. Il est également l’auteur du Shanghai ouvrier des années trente : coolies, gangsters et syndicalistes (1993). Leur ouvrage collectif dont il est question ici utilise les ressources de différents articles et livres de spécialistes de langues française ou anglaise.


                                    Les deux auteurs se donnent pour objectif dans leur préface de rendre ses couleurs à la Shanghai des années trente. Toute la difficulté, nous expliquent-ils, est de concilier l’imaginaire de l’époque avec la rigueur historique. Les quatre premiers chapitres, de la plume de Christian Henriot, explicitent plutôt les « plaisirs » dont il est question dans le titre de l’ouvrage, tandis que les quatre derniers chapitres, écrits par Alain Roux, nuancent cette image en évoquant les bas-fonds et les « violences » de cette société shanghaienne des années 1930. Cette répartition s’explique par la spécialité de chacun des auteurs évoquée ci-dessus.
                  Dans la première partie de l’ouvrage, il est question de la constitution géographique et cosmopolite de la ville, mais également de la place occupée par les étrangers dans cet espace urbain puisqu’il existe une concession internationale, regroupant les Anglais et les Américains, et une concession française. La séparation entre la population chinoise et les étrangers est particulièrement étanche. Mais les années 1930, comme le soulignent les auteurs, sont une période d’échanges plus fréquents entre ces deux populations, avec un intérêt plus marqué des intellectuels étrangers pour le  nationalisme chinois. Shanghai voit naître une bourgeoisie constituée essentiellement des élites politiques issues du Guomindang, le parti nationaliste chinois. L’essor culturel est aussi très important, puisque Shanghai regroupe la plus grande concentration d’intellectuels du pays. Enfin, les lieux de fêtes et de plaisirs sont très présents : restaurants chinois ou de traditions étrangères, maisons de thés, maisons de jeux, cafés, fumeries d’opium clandestines sont là pour faire de cette ville un lieu de fête, tandis que les courtisanes, les danseuses professionnelles et les prostituées, reflétant la richesse produite par les autres secteurs d’activité, participent aux plaisirs de la ville, surnommée « bordel de l’Asie ».
                  La seconde partie de l’ouvrage est constituée de considérations bien différentes, puisque les auteurs abordent la question de l’opium et du réseau du crime organisé qu’est la Bande Verte sous la houlette de Du Yuesheng. La législation du début du siècle interdit la production et l’importation d’opium. Il en résulte une gigantesque contrebande qui donne lieu à des conflits et à des monopoles d’Etat locaux.  La Bande Verte s’est associée à la police de la concession française pour avoir le monopole du commerce de l’opium. Un chapitre entier est aussi consacré au quotidien de ceux que les auteurs appellent les « anonymes », c’est-à-dire les plus pauvres de Shanghai, et particulièrement les ouvriers. Ils vivent dans la promiscuité, que ce soit dans des structures prévues à cet effet - cités ouvrières - ou dans des logements particuliers précaires ou sous-loués. Le monde ouvrier ne contribue pas à la modernisation de la société, et ses quartiers sont trop éparpillés dans la ville pour qu’une conscience de classe puisse émerger, d’autant plus que les groupe se constituent non par classe sociale mais par lieu d’origine. Enfin le dernier chapitre évoque l’impossibilité pour ce peuple shanghaien de changer fondamentalement le cours des choses, malgré plusieurs tentatives d’insurrections et de grèves, soutenues par les communistes. L’ouvrage s’achève sur l’évocation de la guerre sino-japonaise en 1937 qui touche également Shanghai et marque le début de la destruction et de l’isolement de la ville pour plusieurs décennies.
                  La postface des auteurs permet de comprendre en quelques pages l’évolution de Shanghai au sortir des années 1930 jusque dans les années 1990 où Shanghai semble de nouveau « avoir prise sur son destin ».
                  Les fréquents retours sur les événements précédant les années 1930 semblent parfois prendre trop de place dans cet ouvrage censé évoquer cette période, mais on réalise bien vite que les éléments du passé de Shanghai sont nécessaires à une compréhension plus juste du thème proposé. Pour une personne non initiée à l’histoire chinoise, ces rappels sont plus que nécessaires pour comprendre les enjeux et les évolutions de cette ville. La répartition des chapitres paraît judicieuse, puisqu’elle suit les mouvements que le titre de l’ouvrage suggère. L’évocation de cette ville de plaisirs plonge le lecteur dans l’ambiance de l’époque et permet ensuite de mieux cerner les enjeux politiques et sociaux qui sont évoqués dans la seconde partie de l’ouvrage.


                                    Le tour d’horizon semble donc exhaustif dans cet ouvrage, puisqu’il est question de tous les aspects de Shanghai : la politique, l’économie, la société, les conditions de vie, les influences extérieures, les réseaux mafieux, tout concorde pour permettre une vision globale mais également minutieuse et documentée de Shanghai dans les années 1930.



Hélène Jarry