lundi 23 février 2015

Fiche de lecture : « Histoire à parts égales. Récit d'une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle) », Romain Bertrand

L'ouvrage « Histoire à parts égales. Récit d'une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle) » publié aux éditions Seuil en 2011 a été écrit par Romain Bertrand. Ce dernier est diplômé de l'Institut de Sciences Politiques de Bordeaux. Il est spécialiste de l'Indonésie, sa thèse portait d'ailleurs sur les trajectoires d'entrée en politique de membres de l'aristocratie javanaise en Indonésie (colonisée par les Pays-Bas) entre les années 1880 et 1930. Il a écrit de nombreux livres, par exemple « État colonial, noblesse et nationalisme à Java : la Tradition parfaite (XVIIe-XXe siècle) », publié en 2005 et il collaboré à des recueils d'ouvrages. Il contribue ou a contribué aux comités de rédaction de plusieurs grandes revues de sciences politiques, dont Politix ou Les Annales. Il a donné des cours dans plusieurs universités à travers le monde et notamment à Shanghai ou à New York, ce qui fait de lui un spécialiste de renommé internationale. Il est depuis 2008, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques. 
 
Dans l'ouvrage qui nous intéresse, Romain Bertrand se penche sur la rencontre entre les Hollandais, les Malais et les Javanais entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. Il va aborder dans son livre plusieurs thématiques, en partant de la première rencontre entre les Hollandais, les « hommes de la Première navigation » menés par Cornelis de Houtman et les habitants de Banten, pour aller jusqu'à se poser des questions sur la forme politique de l'Indonésie à l'époque. Au delà même du récit délivré, ce sont les intentions et la méthode de l'auteur qui sont intéressantes. En effet, cet ouvrage semble tourné vers un but précis, que Romain Bertrand énonce dès l'introduction. Il tend en effet à prouver que si l'histoire globale a une fâcheuse tendance à s'établir autour d'un européocentrisme, il est possible et il serait même largement préférable de l'envisager autrement. Ce serait, selon lui, le moyen d'arriver à approcher la réalité. Pour cela, il va recourir à une méthode particulière, il va faire de l'histoire « symétrique ». On retrouve cette idée dans le titre même de l'ouvrage : « Histoire à parts égales ». Il a l'intention d'utiliser des écrits, des témoignages des deux côtés, c'est-à-dire du côté européen et du côté indonésien. Il décrit cette méthode comme un pari mais qui permettrait de tendre à l'obtention de la vérité. Il veut tenir compte de tout dans l'analyse car rien ne doit être laissé au hasard et ce qui peut nous sembler être un détail au premier abord peut se révéler être l'élément clé qui a fait basculer l'histoire dans un sens ou dans un autre.

La première idée qu'il développe est celle de cette rencontre. Elle est souvent abordée comme « un lieu commun » à l'image d'un monde uniforme de la rencontre. Pour autant, Romain Bertrand va expliquer qu'il s'agit d'une rencontre entre deux mondes différents. Son récit va montrer qu'il n'y a pas à établir une hiérarchie, un lien de supériorité ou de domination entre ces deux mondes, simplement à en appréhender les différences pour mieux comprendre cette rencontre. L'auteur va souligner l'incompétence des européens de l'époque à comprendre les différences à tous les niveaux (culturel, conception de l'individualité, notions du proches et du lointain…), ce qui va les conduire à se penser supérieurs. Dans notre imaginaire européen, la rencontre entre ces mondes semble favorable aux européens. On imagine en effet quelques nobles en armure de fer débarquer sur une île vierge de toute civilisation avec tout au plus quelques « sauvages » en haillon sachant à peine parler, vivant dans des huttes et coincés dans une autre époque. Or la réalité est toute autre.
 
C'est là le deuxième point abordé par l'auteur. Il va démontrer tout au long de son récit que l'île sur laquelle débarquent les Hollandais (et encore, pas immédiatement, il leur faut une autorisation) est tout sauf une île déserte peuplée de « sauvages ». D'ailleurs, si pour les européens, les locaux sont des « barbares », il en est de même en ce qui concerne la pensée des locaux envers les européens. La rencontre « impériale » entre deux chefs légitimes qui signent un accord d'amitié n'existe pas dans la réalité. On découvre peu à peu la vérité sur les interlocuteurs de cette rencontre. On se rend surtout compte de l'indifférence première des locaux face aux européens, qui sont en fait des marchands en quête de richesse (très intéressés par le poivre). Les habitants de Banten font face de leurs côtés à bien d'autres problèmes. Le récit débute en effet sur les difficultés de la mise en place d'une régence à la mort du souverain en titre le Maulana Muhamad. Cette situation nous permet de découvrir Banten comme une société cosmopolite (où les marchands sont généralement des étrangers chinois, indiens ou perses), organisée et riche (notamment grâce au commerce). On distingue deux catégories sociales bien distincts : les pangeran, associés aux nobles et les ponggawa qui sont les marchands, les détenteurs de la puissance économique. On peut presque distinguer à travers leur différente conception du pouvoir et leur conflit au moment de la régence, une situation qui aura lieu quelque dizaine d'années plus tard en France : la Fronde (avec bien entendu des différences majeures). 
 
Pour conclure, on peut dire que cet ouvrage est intéressant sur bien des aspects. Il aborde l'Histoire d'une autre manière et permet de se poser des questions : est-ce que ce récit qui paraît se détacher de nous ne nous concerne pas finalement ? C'est tout l'intérêt de conter une histoire globale. Cela permet de se poser des questions sur les origines du pouvoir, de l’État, de nos sociétés d'aujourd'hui. Le récit en lui-même permet de repenser la question coloniale et la prétendue mission civilisatrice des européens. On se demande à quelle mission ils pourraient faire référence ici, alors que l'Indonésie qu'on nous présente n'a rien à envier à l'Europe. Même si à partir du XVIIIe siècle, l'avantage sera européen sur bien des plans, cela ne signifie pas que la société javanaise se retrouve primitive.
Cet ouvrage est agréable, plutôt abordable malgré la difficulté au début à se retrouver plonger dans l'univers de Banten, qui semble si différent mais qui finalement ne l'est peut être pas tant que ça.

Gwendolène Chambon