lundi 23 février 2015

Compte rendu d’ouvrage : Bertrand, Romain. Indonésie, la démocratie invisible: violence, magie et politique à Java. Paris: Éd. Karthala, 2002.

Romain Bertrand, l’auteur de l’ouvrage « Indonésie, la démocratie invisible: violence, magie et politique à Java. » est un chercheur français spécialisé sur l’Asie. Il est actif au sein de plusieurs revues scientifiques : « Critique Internationale » et « Genèses » en tant que membre du comité de rédaction mais aussi « Politix » et « Moussons » en tant que membre du comité de lecture.

L’ouvrage dont il est ici question est un essai traitant de l’Indonésie et plus précisément de l’île de Java. Romain Bertrand propose d’analyser la Reformasi, c’est-à-dire le processus de transition démocratique indonésien suite à la chute de Suharto en 1998, et les violences qui l’accompagne, au prisme de croyances populaires (magie, esprits malfaisants, forces invisibles). Le parti pris de l’auteur est donc de délaisser le discours et les décisions politiques pour, au contraire, s’attacher aux croyances populaires dont les analyses ne tiennent généralement pas compte. La thèse de cet ouvrage est donc de considérer que la grille d’analyse classique du politique ne suffit pas à comprendre le cas indonésien et que, par conséquent, il est nécessaire de s’intéresser aux croyances populaires afin d’expliquer la situation indonésienne. Pour ce faire, l’auteur s’appuie principalement sur des entretiens réalisés à Java auprès de la population. Quant à sa structure, l’ouvrage se compose de deux parties : la première s’intéresse à la population indonésienne tandis que la deuxième se concentre sur les dirigeants politiques.

La première partie du livre, consacrée donc à la population indonésienne elle-même, permet de comprendre les logiques qui mènent la société indonésienne à de nombreuses violences. En effet, la fin de la présidence de Suharto (1967-1998), et la démocratisation qui s’ensuit, se sont accompagnées du développement de nouvelles formes de croyances ainsi que d’une explosion des violences. Pour expliquer en quoi consistent ces nouvelles croyances, il est possible de prendre l’exemple des Singes Blancs. Ces créatures, selon la croyance, apportent la prospérité à celui qui le souhaite en échange de sacrifices (humains notamment). Les autres croyances, comme les Thuyuls par exemple, fonctionnent sur le même principe ; c’est-à-dire qu’il est possible de s’enrichir à condition de fournir certaines contreparties aux forces maléfiques.

Les individus soupçonnés d’avoir recours à ce commerce avec la magie d’enrichissement subissent généralement, de la part des autres individus, un sort peu enviable : lynchage, maisons brûlées, affrontements entre villages, etc… ce qui est reproché, par l’intermédiaire du soupçon du recours à la magie, c’est en réalité une déviance à la norme, à la tradition, à la manière dont la majorité pense qu’il faut se comporter. Face à un état encore faible qui n’a pas encore su résoudre les problèmes d’inégalités sociales ni assurer l’ordre sur tout le territoire, la croyance en la sorcellerie permet d’expliquer et de réprimer l’actuelle répartition des richesses, le développement de pratiques illicites comme le trafic de drogue et plus généralement l’ensemble des dysfonctionnements que peut connaitre une société.

La croyance populaire en une certaine magie explique donc la violence ; violence que l’on peut considérer comme une justice populaire. Mais elle permet aussi d’ouvrir la porte à la démocratisation politique du pays. La magie est une croyance partagée aussi bien par le peuple que par les gouvernants. Pour preuve, les hommes politiques s’entourent de personnes capables d’apporter la faveur des puissances invisibles. Or, cette croyance étant partagée par gouvernés et gouvernants, il faut comprendre que les hommes politiques peuvent eux aussi être accusés de recourir à la magie noire. En conséquence, le peuple tient les dirigeants par la possibilité de les accuser de pratiquer certains actes de sorcellerie réprimandés par la société indonésienne. On voit ici s’ouvrir un espace de débat social entre gouvernants et gouvernés grâce à la croyance en la magie. Les différentes croyances agissent comme des révélateurs des maux de la société indonésienne et permettent ainsi de faire remonter ces problèmes au niveau politique.

La croyance aux esprits ou autres créatures maléfiques permet donc d’expliquer les violences en Indonésie mais aussi, pour partie, le processus de démocratisation. Cette lecture inhabituelle des faits sociaux et politiques d’un pays est très intéressante. En effet, elle rompt avec les variables généralement mises en avant (volonté politique pour la démocratisation ou pauvreté pour la violence par exemple) afin d’expliquer certains phénomènes. Romain Bertrand propose, lui, une analyse selon des facteurs proprement indonésiens, ce qui permet de mieux comprendre la spécificité du cas de ce pays. On peut, en revanche, regretter le fait que l’auteur n’énonce pas clairement son objectif, c’est-à-dire expliquer la démocratisation et la violence par les croyances populaires, en introduction. Ce qui fait que, l’ouvrage étant principalement une succession d’exemple, on met du temps à comprendre la cohérence globale du livre. Malgré tout, la lecture est agréable et l’utilisation de nombreux termes indonésiens ne pose aucun problème.

CHATILLON Romain