Christian Henriot et Alain Roux. Shanghai années 30:
plaisirs et violences. (Paris: Éditions Autrement, 1998.)
L’ouvrage a été coécrit par Christian Herriot et Alain Roux.
Le premier est un historien, membre de l’Institut d’Asie orientale et
professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon II.
Tandis que le second est agrégé d’histoire, professeur des universités à
l’Institut national des langues et civilisations orientales, chargé de
conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Tout deux
témoignent d’un intérêt considérable pour l’Asie d’une manière générale et pour
son histoire en particulier, celle de la Chine essentiellement et cela
s’observe avec force à travers leurs nombreux travaux qui sont autant de
tentatives de compréhension de la société chinoise par une approche sociologique,
économique et culturelle et ce sur une perspective historique.
De prime abord, l’ouvrage s’analyse en tant que véritable démarche archéologique dont
l’objectif est avant tout d’extraire le substrat de « l’imaginaire
shanghaïen. » Cet imaginaire bien souvent accompagné par la déformation
qui lui est consubstantielle constitue l’objectif premier de l’ouvrage qui
vient au cours de la lecture se dresser telle une véritable œuvre
cinématographique tant la multitude des scènes de vie ou encore la succession des
descriptions des lieux d’interaction sociale permettent au lecteur de
s’extirper de la forme littérale afin de prendre part à une sorte de
déambulement dans les rues de la « Paris de l’Orient » où tout est
prétexte à s’arrêter. L’analyse est profonde,
fondamentale et multiniveau, toutes les couches de la société sont scrutées
avec précision et il n’est pas fait abstraction des couches les moins
attrayantes, notamment celle des malfrats,
tel est le cas pour Du Yuesheng auquel un chapitre est consacré.
Cette approche globalisante permet de restituer une fidélité
historique d’ensemble. Dans l’hypothèse d’une abstraction voire du rejet de
l’analyse de la « Shanghai noire » c’est-à-dire celle des malfrats,
des « caïds » ou plus simplement des truands de la Bande Verte, les
auteurs auraient nié tout un pan constitutif de l’identité shanghaienne et
vectrice de son essor économique. Ainsi, le fait qu’il n’en soit pas fait
abstraction est un gage de qualité et de fidélité historique de l’ouvrage qui
ne saurait se perdre en approximations en ne montrant que la face
« blanche » de Shanghai au détriment de la face « noire »
qui après lecture semble jouer un rôle principiel dans la détermination de la
cité tant dans son essor économique – propulsé par la contrebande d’opium à la
tête de laquelle on retrouve le fameux Du Yuesheng - que dans ses déterminismes politiques et plus
largement sociologiques puisque l’on verra avec quelle ironie le voyou pauvre
du Pudong joue habilement d’une personnalité schizophrène qui alterne entre
truand de grand chemin et apparence d’homme politique bienveillant.
L’élan romanesque qui me semble voulu par les auteurs - et ce
d’autant plus que l’ouvrage fait référence à de multiples reprises à La Condition humaine de Malraux - ne diminue
en rien la qualité et la fiabilité historique de l’ouvrage qui s’appuie sur une
multitude de documents d’archives le plus souvent mis en perspective à travers
des tableaux qui se nourrissent des divers rapports issus de la bureaucratie foisonnante
des concessions notamment. Tel est le cas lorsqu’est fait usage d’un rapport du
consul, d’un capitaine, d’un membre du Municipal Shanghai Council ou de manière
plus simple des documents administratifs produits par une entreprise employant
des ouvrières durant cette période.
Dès lors, la démarche des auteurs est avant tout historique,
il y a recherche de la vérité et l’appel à l’imaginaire ne saurait souffrir
d’une quelconque déformation. De plus, cette archéologie de l’histoire de
Shanghai se veut être la première pierre d’un édifice considérable, Alain Roux
précisera en ce sens « ce chantier n’est ouvert que depuis trop peu
d’années et il reste encore beaucoup trop à y découvrir. » (p.12) Ainsi,
l’ambition des auteurs ne tend pas vers l’ubiquité, mais tend davantage vers
une compréhension d’ensemble qui repose sur une succession de clés de
compréhension qui permettent de constituer l’ossature d’une vision globale de
la cité. Dans cette optique, l’explicitation de nombreux mécanismes permet de
comprendre par insertion dans un paradigme plus large la réalité de la société
shanghaienne de l’époque et plus précisément les facteurs de son essor
culturel, économique et social. Par conséquent, on peut noter l’analyse en
profondeur de la pratique des « ouvrières de louage » décrite en tant
qu’importation d’une pratique originellement japonaise tombée en désuétude au
pays du soleil levant et dès lors exportée en Chine. Au-delà du caractère
profondément inhumain de la pratique, la description qui en est faite par les
auteurs permet d’appréhender une composante économique – liberticide, inhumaine
et plus ou moins lucrative étant donné l’état de santé déplorable des ouvrières
soumises à ce système - de la société qui recherche avant tout le profit au
détriment de la détresse généralisée de la population dont témoigne notamment
la problématique du logement, majoritairement insalubres, vétustes et
effroyablement surpeuplés.
Le tissu social est le lieu de naissance de la société
shanghaienne, il en constitue l’essence même et c’est alors légitimement qu’il
s’érige en tant que lieu d’une analyse en profondeur de la société shanghaienne
que les auteurs mettent en exergue à travers notamment la description d’un attachement
exacerbé à la tradition de la part de la population chinoise, tel est le cas
lorsqu’il est question de l’institution du mariage avec un retour au village de
la population ouvrière qui se veut temporaire voire définitif pour les femmes et
ce dès la première naissance. De la même manière, le tissu social se trouve
caractérisé dans la démarche historique des auteurs par un cloisonnement. Les
chinois ne se mélangent pas avec la population dite « étrangère » –
on notera que la conception de population étrangère est relative et contingente
selon le point de vue adopté – et c’est dès lors cette clé de compréhension qui
permet de comprendre tant les freins que les appuis économico-sociologique qui
ont contribué à l’essor de la ville. En substance, il semblerait qu’il y ait eu
une imperméabilité shanghaienne à l’influence étrangère, c’est-à-dire qu’il y
aurait eu une société dans la société, les interactions furent limitées au
minimum, en témoigne l’usage abondant de l’anglais, du français ou autre
déformations dans le but de commercer et l’absence de connaissance du chinois
par la quasi majorité de la population étrangère ainsi que plus simplement son
non usage ou alors un usage simplement résiduel et par voie de conséquence
négligeable.
En définitive, l’oeuvre s’attache à la restitution de
l’imaginaire , il s’agit avant tout pour les auteurs de donner des clés de
compréhension de la société shanghaienne des années 20 à 30 afin d’en dresser
un tableau d’une fidélité déconcertante. La démarche est singulière et semble
particulièrement adaptée à la dimension historique de l’ouvrage dans la mesure
où l’appel lancé à l’imaginaire est empreint de réalité en raison du recours
récurrent à des données historiquement fiables qui ne permettent pas de
remettre en cause la teneur historique de l’ouvrage. Ce dernier tend pour l’essentiel vers une meilleure compréhension de la société chinoise
actuelle à travers le prisme d’une évolution historique, culturelle et
économique qui trouve ses assises non pas dans l’immédiateté d’un contact
soi-disant civilisateur avec l’occident, mais davantage dans une longue
tradition, des valeurs et surtout un peuple qui doit se saisir lui-même afin de
dépasser le carcan mystificateur qu’a toujours voulu lui imposer l’occident.
Enfin, l’ouvrage se veut reposer sur une objectivité fondamentale et c’est là
que l’opposition entre Shanghai « noire » et « blanche »
prend tout son sens, l’une ne saurait exister sans l’autre, elles sont
consubstantielles et nécessaires à toute entreprise historique objective
exclusive de toute subjectivité. Si Malraux écrivait qu'il n'y avait « rien de plus prenant chez un homme que l'union de la force et de la faiblesse », l'adage transposé voudrait qu'il n'y ait rien de plus évocateur de la société shanghaienne que ses « plaisirs » et ses « violences ». Le titre entre dès lors en résonance avec le
contenu de l’ouvrage et ce sera en ce sens que le lecteur sera témoin tant des
« plaisirs » que des « violences » de Shanghai la belle.
Mohamed
Abdellatif