mardi 17 février 2015

Fiche d'analyse d'une oeuvre


« L’Indonésie, entre démocratie musulmane et Islam intégral : Histoire du parti Masjumi (1945-1960)», Rémy Madinier


Cet ouvrage présente, analyse et explique dans une perspective historique l’évolution de la politique indonésienne, en se focalisant en particulier sur le parti Masjumi[1], depuis la proclamation de son indépendance en 1945. C’est une thèse qui explique comment le parti Masjumi a tenté en vain d’instaurer une république islamique en Indonésie. Il est écrit par un chercheur du CNRS, spécialiste de l’islam politique ce pays, Rémy Madinier.


Les trois premiers chapitres retracent l’histoire du parti Masjumi. Dans le premier chapitre intitulé « L’enfance d’un parti : genèse politique et imaginaire historique », l’auteur met l’accent sur l’histoire sociale et intellectuelle des dirigeants du Masjumi. En effet, celle-ci n’est pas négligeable car elle est le fruit du mouvement réformiste qui toucha l’Indonésie, mais également la conséquence des structures éducatives mises en place par le colonisateur néerlandais. Celui-ci contribua à la formation de l’élite intellectuelle au sein de laquelle prit racine le nationalisme islamique dans le cadre de la « politique éthique » du colonisateur hollandais. Cette ouverture à l’enseignement européen caractérisait les organisations modernistes dont faisait partie le Masjumi. Ce groupe rassemble les dirigeants musulmans qui veulent créer un état démocratique sur une base religieuse, tout en s’inscrivant dans la continuité de la pensée occidentale sur la démocratie. Ensuite en analysant les principaux journaux du parti et les écrits des principaux dirigeants du parti, Madinier nous explique comment le Masjumi a su profiter d’un contexte d’indépendance récente de l’Indonésie pour appuyer sa notoriété. En 1945, avec la proclamation de l’indépendance indonésienne par le président Soekarno, les dirigeants du Masjumi étaient persuadés que religion et nationalisme étaient indissociables, car l’Islam devait être la finalité de l’Etat à créer. Pour ce faire les dirigeants du parti ont rapidement fait du président Soekarno un chef religieux auquel tout bon musulman devait obéissance.  Puis ils ont utilisé tous leurs organes journalistiques dont le quotidien « Abadi » et les périodiques « Hikmah » et « SuaraPartai Masjumi » pour promouvoir les cinq principes qui devaient servir de base à la création de leur Etat idéal : le nationalisme (Kebangsaan), le sens de l’humanité (Perikemanusiaan), la démocratie (Permusyawaratan), un équilibre social (Kesejahteraan sosial), ainsi que la foi en un Dieu unique (Ketuhanan yang Maha Esa). Mais le parti Masjumi a dû sacrifier certaines exigences, dont l’obligation pour le président d’être musulman, au nom de l’unité nationale. Il ne faut cependant pas oublier que malgré la proclamation de l’indépendance, les colons hollandais continuaient de refuser  d’interrompre le débarquement de leurs troupes sur l’archipel indonésien. Une guerre d’indépendance s’imposa alors et le Masjumi a su faire de sa milice héritée de l’occupation japonaise des héros de guerre. Ce qui lui a valu une notoriété et une place importante dans le gouvernement de Soekarno qui se mettait en place à l’époque. Dans le troisième chapitre intitulé « l’épreuve du réel : le Masjumi et l’exercice du pouvoir », l’auteur nous démontre l’importance du parti au sein du gouvernement. En effet grâce à son rôle essentiel dans les dernières années de la guerre d’indépendance et la naissance d’une République unitaire, ce parti s’impose avec une cinquantaine de députés. Le Masjumi représente donc la principale force du nouveau régime politique. Cependant il ne faut pas sous-estimer l’influence de ses deux partis rivaux le PNI[2] (avec 15% des postes ministériels) et le  PKI [3] (avec 11% des postes ministériels). L’extrême dispersion des partis représentés au sein du gouvernement était un héritage de la période révolutionnaire. Mais rapidement, le parti Masjumi a su se rendre à l’évidence : les modèles de démocratie européenne ne pouvaient être appliqués en Indonésie où la structure des partis était encore incomplète et confuse, et où le Parlement était loin d’être représentatif.  Ainsi la démocratie parlementaire indonésienne apparaissait comme étant menacée, notamment à cause de la fragilité des institutions gouvernementales basées sur une coopération entre Masjumi et PNI, et de la crainte qu’à le PNI de l’idéologique islamiste[4] du Masjumi. L’incapacité des partis musulmans à unir leurs efforts au sein de ce gouvernement prouvaient le caractère chancelant de cette jeune république.

Les trois derniers chapitres sont analytiques :  ils étudient l’organisation et l’idéologie du parti Masjumi.  L’auteur nous explique dans ce chapitre quatre les causes de la dissolution du parti Masjumi et de son raidissement. Tout d’abord l’incapacité du parti Masjumi à faire des concessions vis-à-vis de son idéologie islamique et de son acceptation de la mise en place d’un nouveau gouvernement toujours dirigé par Soekarno. Ensuite, ce parti s’est borné à faire du parti PKI son principal rival et n’a pas su modifier ses exigences, ce qui a rapidement fait de lui un parti à la marge des réalités indonésiennes. Ainsi dans les années 1950-1956, le parti Masjumi a connu un rétrécissement progressif de son espace politique.  A la même période, l’Indonésie a été touchée par des révoltes d’inspiration islamistes (dont le Darul Islam). La population fait rapidement l’amalgame entre Masjumi et rébellions islamistes, notamment parce que celles-ci se sont basées sur l’héritage de l’identité révolutionnaire du Masjumi. Puis en 1958, son implication dans le PPRI[5]  lui voudra sa dissolution par le président Soekarno en 1960 au regard de l’article 9[6] de la Constitution. Dans les deux derniers chapitres, Madinier nous explique les différentes aspirations du parti et sa  volonté de constituer le fondement d’une société islamique. Depuis la proclamation de l’indépendance en 1945 jusqu’à son interdiction en 1960, le parti Masjumi va tenter de défendre la nécessité de la mise en place d’un Etat islamique. Selon Natsir, dirigeant du parti, « l’Islam constitue le fondement naturel d’un sentiment de fraternité au sein du peuple et devait donc devenir la pierre d’angle de l’unité nationale ». Pour ce faire, le parti va se baser sur une relecture du Coran en accord avec la situation du moment et sur ses autres organismes tels que la « Masjumi musulmane » (MasjumiMuslimaat), ses jeunesses musulmanes[7], sa milice (Hizboellah ou Armée de Dieu), ainsi que de ses syndicats[8]. Malgré toutes ces instances, le Masjumi n’a pas su faire de concessions et s’est rapidement retrouvé marginalisé, d’où sa radicalisation et sa participation aux mouvements de rébellions anti-gouvernementales.


A son apogée, le parti Masjumi rassemblait plusieurs dizaines de millions de membres et peut être considéré comme le plus grand parti islamique du monde contemporain ayant le projet le plus abouti pour concilier Islam et démocratie. Fondé en 1945, il avait pour objectif de créer dans les plus brefs délais un Etat islamique en Indonésie. Mais en 1960, ayant défendu avec intransigeance un modèle universel de démocratie parlementaire, il fut dissolu et interdit par le président Soekarno. 

Ce livre s’appuie sur une grande documentation, fondée à la fois sur les archives et les publications en indonésien, mais également sur les livres de divers historiens occidentaux. Il est écrit selon un plan clair et une analyse complétée par des cartes et caricatures de l’époque, ce qui rend sa lecture agréable. Le glossaire est bien détaillé, ce qui permet au lecteur qui n’est pas forcément un spécialiste de l’Indonésie, de se retrouver facilement.  Cependant une biographie des personnages importants aurait peut-être été utile.




[1]Le parti Masjumi a un attachement à la démocratie tout en l’analysant à travers des textes religieux. Le principal dirigeant du Masjumi à partir de 1949 est Mohammad Natsir. Dans ce livre, l’auteur nous explique l’influence de l’occupation japonaise en Indonésie (1942-1945) dans la genèse du parti Masjumi. En effet les occupants japonais avaient pour objectif de mettre l’Islam indonésien au service de la guerre, c’est-à-dire d’obtenir une mobilisation de la population en leur faveur. Pour ce faire, dès 1943 ils créent un « premier Masjumi » appelé le Conseil consultatif des Musulmans Indonésiens (MadjlisSjuroMusliminIndonesia) et une armée de volontaires musulmans la Hizboellah (ou Armée d’Allah) qui constitua la milice du Masjumi. Rapidement, les Indonésiens comprirent que la bonne volonté des autorités nippones consistait à un contrôle des milieux musulmans dans l’unique but de favoriser l’effort de guerre japonais.

[2]PNI: Partai Nasional Indonesia. Fondé en 1927, le parti national indonésien est une formation politique importante de la scène indonésienne. Il est dirigé par le président Soekarno.

[3]PKI: Partai Komunis Indonesia. Fondé en 1920, le parti communiste indonésien va constituer le principal rival autant au niveau idéologique, méthodologique ou politique du parti Masjumi.

[4]Le terme « islamiste » a pris au fil du temps une connotation péjorative puisqu’il signifie « des radicaux, prêts à tout, en particulier à l’utilisation de la violence, pour imposer leur conception du rôle de l’islam dans la société ». Mais le sens initial de ce terme désigne des « musulmans souhaitant voir leur religion jouer un rôle dans la vie publique ». Au vu de la définition initiale de ce terme, nous pouvons désigner le parti Masjumi en tant que parti islamiste d’Indonésie.

[5] PPRI: Pemerintah Revolusioner Republik Indonesia. Gouvernement révolutionnaire de la République d’Indonésie qui est en fait une rébellion régionaliste de la fin des années 1950 ayant pour but de renverser le gouvernement actuel.

[6] Article 9: autorise la dissolution d’un parti selon deux motifs : « un programme portant atteinte aux principes et buts de l’Etat » et « l’engagement en faveur d’une rébellion ». En réalité le président avait fait voté cet article dans l’unique but de faire interdire le parti Masjumi devenu une trop grande menace.

[7] Jeunesses musulmanes: Mouvement des jeunes musulmans d‘Indonésie appelé Gerakan Pemuda Islam Indonesia, GPII. Ce mouvement rassemble les étudiants musulmans qui soutiennent le parti Masjumi.

[8] 1946: Union des paysans musulmans (Serekat Islam Tani Indonesia, STII). 1947 : Union des travailleurs indonésiens (Serekat Buruh Islam Indonesia, SBII). 1955 : Union des pêcheurs musulmans indonésiens (Serekat Nelajan Islam Indonesia, SNII)