Cet ouvrage présente, analyse et explique dans une
perspective historique l’évolution de la politique indonésienne, en se
focalisant en particulier sur le parti Masjumi[1],
depuis la proclamation de son indépendance en 1945. C’est une thèse qui
explique comment le parti Masjumi a tenté en vain d’instaurer une république
islamique en Indonésie. Il est écrit par un chercheur du CNRS, spécialiste de
l’islam politique ce pays, Rémy Madinier.
Les trois premiers chapitres retracent l’histoire du parti Masjumi. Dans le
premier chapitre intitulé « L’enfance
d’un parti : genèse politique et imaginaire historique »,
l’auteur met l’accent sur l’histoire sociale et intellectuelle des dirigeants
du Masjumi. En effet, celle-ci n’est pas négligeable car elle est le fruit du
mouvement réformiste qui toucha l’Indonésie, mais également la conséquence des
structures éducatives mises en place par le colonisateur néerlandais. Celui-ci
contribua à la formation de l’élite intellectuelle au sein de laquelle prit
racine le nationalisme islamique dans le cadre de la « politique
éthique » du colonisateur hollandais. Cette ouverture à l’enseignement
européen caractérisait les organisations modernistes dont faisait partie le
Masjumi. Ce groupe rassemble les dirigeants musulmans qui veulent créer un état
démocratique sur une base religieuse, tout en s’inscrivant dans la continuité
de la pensée occidentale sur la démocratie. Ensuite en analysant les principaux journaux du parti et
les écrits des principaux dirigeants du parti, Madinier nous explique comment
le Masjumi a su profiter d’un contexte d’indépendance récente de l’Indonésie
pour appuyer sa notoriété. En 1945, avec la proclamation de l’indépendance
indonésienne par le président Soekarno, les dirigeants du Masjumi étaient
persuadés que religion et nationalisme étaient indissociables, car l’Islam
devait être la finalité de l’Etat à créer. Pour ce faire les dirigeants du
parti ont rapidement fait du président Soekarno un chef religieux auquel tout
bon musulman devait obéissance. Puis ils
ont utilisé tous leurs organes journalistiques dont le quotidien « Abadi » et les périodiques « Hikmah » et « SuaraPartai Masjumi » pour promouvoir
les cinq principes qui devaient servir de base à la création de leur Etat
idéal : le nationalisme (Kebangsaan),
le sens de l’humanité (Perikemanusiaan),
la démocratie (Permusyawaratan), un
équilibre social (Kesejahteraan sosial),
ainsi que la foi en un Dieu unique (Ketuhanan
yang Maha Esa). Mais le parti Masjumi a dû sacrifier certaines exigences,
dont l’obligation pour le président d’être musulman, au nom de l’unité
nationale. Il ne faut cependant pas oublier que malgré la proclamation de
l’indépendance, les colons hollandais continuaient de refuser d’interrompre le débarquement de leurs
troupes sur l’archipel indonésien. Une guerre d’indépendance s’imposa alors et
le Masjumi a su faire de sa milice héritée de l’occupation japonaise des héros
de guerre. Ce qui lui a valu une notoriété et une place importante dans le
gouvernement de Soekarno qui se mettait en place à l’époque. Dans le troisième chapitre intitulé « l’épreuve du réel : le Masjumi et
l’exercice du pouvoir », l’auteur nous démontre l’importance du parti
au sein du gouvernement. En effet grâce à son rôle essentiel dans les dernières
années de la guerre d’indépendance et la naissance d’une République unitaire,
ce parti s’impose avec une cinquantaine de députés. Le Masjumi représente donc
la principale force du nouveau régime politique. Cependant il ne faut pas
sous-estimer l’influence de ses deux partis rivaux le PNI[2]
(avec 15% des postes ministériels) et le
PKI [3] (avec
11% des postes ministériels). L’extrême dispersion des partis représentés au
sein du gouvernement était un héritage de la période révolutionnaire. Mais
rapidement, le parti Masjumi a su se rendre à l’évidence : les modèles de
démocratie européenne ne pouvaient être appliqués en Indonésie où la structure
des partis était encore incomplète et confuse, et où le Parlement était loin
d’être représentatif. Ainsi la démocratie
parlementaire indonésienne apparaissait comme étant menacée, notamment à cause
de la fragilité des institutions gouvernementales basées sur une coopération
entre Masjumi et PNI, et de la crainte qu’à le PNI de l’idéologique islamiste[4]
du Masjumi. L’incapacité des partis musulmans à unir leurs efforts au sein de
ce gouvernement prouvaient le caractère chancelant de cette jeune république.
Les trois derniers chapitres sont analytiques : ils étudient l’organisation
et l’idéologie du parti Masjumi. L’auteur
nous explique dans ce chapitre quatre les causes de la dissolution du
parti Masjumi et de son raidissement. Tout d’abord l’incapacité du parti
Masjumi à faire des concessions vis-à-vis de son idéologie islamique et de son
acceptation de la mise en place d’un nouveau gouvernement toujours dirigé par
Soekarno. Ensuite, ce parti s’est borné à faire du parti PKI son principal
rival et n’a pas su modifier ses exigences, ce qui a rapidement fait de lui un
parti à la marge des réalités indonésiennes. Ainsi dans les années 1950-1956,
le parti Masjumi a connu un rétrécissement progressif de son espace
politique. A la même période,
l’Indonésie a été touchée par des révoltes d’inspiration islamistes (dont le Darul Islam). La population fait
rapidement l’amalgame entre Masjumi et rébellions islamistes, notamment parce
que celles-ci se sont basées sur l’héritage de l’identité révolutionnaire du
Masjumi. Puis en 1958, son implication dans le PPRI[5] lui voudra sa dissolution par le président
Soekarno en 1960 au regard de l’article 9[6]
de la Constitution. Dans les deux derniers chapitres, Madinier nous explique les différentes
aspirations du parti et sa volonté de
constituer le fondement d’une société islamique. Depuis la proclamation de
l’indépendance en 1945 jusqu’à son interdiction en 1960, le parti Masjumi va
tenter de défendre la nécessité de la mise en place d’un Etat islamique. Selon
Natsir, dirigeant du parti, « l’Islam constitue le fondement naturel d’un
sentiment de fraternité au sein du peuple et devait donc devenir la pierre
d’angle de l’unité nationale ». Pour ce faire, le parti va se baser sur une
relecture du Coran en accord avec la situation du moment et sur ses autres
organismes tels que la « Masjumi musulmane » (MasjumiMuslimaat), ses jeunesses musulmanes[7],
sa milice (Hizboellah ou Armée de Dieu),
ainsi que de ses syndicats[8].
Malgré toutes ces instances, le Masjumi n’a pas su faire de concessions et
s’est rapidement retrouvé marginalisé, d’où sa radicalisation et sa
participation aux mouvements de rébellions anti-gouvernementales.
A son apogée, le parti Masjumi rassemblait plusieurs
dizaines de millions de membres et peut être considéré comme le plus grand
parti islamique du monde contemporain ayant le projet le plus abouti pour
concilier Islam et démocratie. Fondé en 1945, il avait pour objectif de créer
dans les plus brefs délais un Etat islamique en Indonésie. Mais en 1960, ayant
défendu avec intransigeance un modèle universel de démocratie parlementaire, il
fut dissolu et interdit par le président Soekarno.
Ce livre s’appuie sur une grande documentation, fondée à
la fois sur les archives et les publications en indonésien, mais également sur
les livres de divers historiens occidentaux. Il est écrit selon un plan clair
et une analyse complétée par des cartes et caricatures de l’époque, ce qui rend
sa lecture agréable. Le glossaire est bien détaillé, ce qui permet au lecteur
qui n’est pas forcément un spécialiste de l’Indonésie, de se retrouver
facilement. Cependant une biographie des
personnages importants aurait peut-être été utile.
[1]Le parti Masjumi a un attachement à la
démocratie tout en l’analysant à travers des textes religieux. Le principal
dirigeant du Masjumi à partir de 1949 est Mohammad Natsir. Dans ce livre,
l’auteur nous explique l’influence de l’occupation japonaise en Indonésie
(1942-1945) dans la genèse du parti Masjumi. En effet les occupants japonais
avaient pour objectif de mettre l’Islam indonésien au service de la guerre,
c’est-à-dire d’obtenir une mobilisation de la population en leur faveur. Pour
ce faire, dès 1943 ils créent un « premier Masjumi » appelé le
Conseil consultatif des Musulmans Indonésiens (MadjlisSjuroMusliminIndonesia) et une armée de volontaires
musulmans la Hizboellah (ou Armée d’Allah) qui constitua la milice du Masjumi. Rapidement,
les Indonésiens comprirent que la bonne volonté des autorités nippones
consistait à un contrôle des milieux musulmans dans l’unique but de favoriser
l’effort de guerre japonais.
[2]PNI: Partai Nasional Indonesia. Fondé en
1927, le parti national indonésien est une formation politique importante de la
scène indonésienne. Il est dirigé par le président Soekarno.
[3]PKI: Partai Komunis Indonesia. Fondé en 1920,
le parti communiste indonésien va constituer le principal rival autant au
niveau idéologique, méthodologique ou politique du parti Masjumi.
[4]Le terme « islamiste » a pris au
fil du temps une connotation péjorative puisqu’il signifie « des radicaux,
prêts à tout, en particulier à l’utilisation de la violence, pour imposer
leur conception du rôle de l’islam dans la société ». Mais le sens initial
de ce terme désigne des « musulmans souhaitant voir leur religion jouer un
rôle dans la vie publique ». Au vu de la définition initiale de ce terme,
nous pouvons désigner le parti Masjumi en tant que parti islamiste d’Indonésie.
[5] PPRI: Pemerintah Revolusioner Republik Indonesia.
Gouvernement
révolutionnaire de la République d’Indonésie qui est en fait une rébellion
régionaliste de la fin des années 1950 ayant pour but de renverser le
gouvernement actuel.
[6] Article 9: autorise la
dissolution d’un parti selon deux motifs : « un programme portant
atteinte aux principes et buts de l’Etat » et « l’engagement en
faveur d’une rébellion ». En réalité le président avait fait voté cet
article dans l’unique but de faire interdire le parti Masjumi devenu une trop
grande menace.
[7] Jeunesses musulmanes:
Mouvement des jeunes musulmans d‘Indonésie appelé Gerakan Pemuda Islam
Indonesia, GPII. Ce mouvement rassemble les étudiants musulmans qui soutiennent
le parti Masjumi.
[8] 1946: Union des paysans
musulmans (Serekat Islam Tani Indonesia, STII). 1947 : Union des
travailleurs indonésiens (Serekat Buruh Islam Indonesia, SBII). 1955 :
Union des pêcheurs musulmans indonésiens (Serekat Nelajan Islam Indonesia,
SNII)