Dans cet éditorial du numéro 19 de la revue Cipango,
les auteurs, Arnaud Nanta et Laurent Nespoulous, se penchent sur le temps postcolonial
depuis 1945 et la défaite japonaise en Asie orientale.
La question centrale des deux auteurs consiste à
savoir s’il est possible de dégager des caractéristiques communes, générales,
de la période postcoloniale japonaise en Asie orientale ; leur thèse centrale
étant que, comme la colonisation qui prit des formes variables selon les
territoires, les situations postcoloniales présentent des caractéristiques
différentes, malgré certains éléments similaires à bien des régions colonisées
du fait d’une dynamique régionale commune et du contexte international pesant
dans la région.
Afin de développer cette thèse, les auteurs se posent
trois questions fondamentales, auxquelles ils tentent de réponde de façon
transversale : faisant usage de certains exemples détaillés (en
particulier celui de Taiwan et des deux Corées) tout au long de cet éditorial,
ils se basent sur différentes études historiographiques et politiques pour montrer
les contradictions et les éléments communs de cette période postcoloniale dans
la région d’Asie orientale.
Leur première
pourrait être formulée ainsi : la mémoire du fait colonial et la relation
avec l’ancien colonisateur sont-elles gérées de la même façon dans tous les
territoires décolonisés ?
Dans
les arguments qui soutiennent une diversité des situations, les auteurs
montrent que le degré de dialogue avec
le Japon diffère entre les territoires : tout d’abord du fait que certains
territoires sont devenus indépendants et autonomes (la Corée, par exemple), et
d’autres non (Taiwan) ; ou bien d’un contexte international déterminé (la
Corée du Nord mise au ban de la communauté internationales, ce qui limite le
niveau de dialogue avec le Japon, alliée des Etats-Unis).
En
outre, les points de tensions et les revendications ne sont pas les mêmes. Dans
le cas de la Corée, c’est la légalité des traités signés en 1910 qui est en
cause. La question de la lecture historique de cette période de l’histoire fait
question en Corée, mais également en Chine continentale (voire les différents
incidents à l’ambassade japonaise de Pékin ces dernières années). A Taiwan, au
contraire, on revendique une proximité avec le Japon, comme contre-position à
l’arrivée des Chinois continentaux entre 1945 et 1949.
Malgré
tout, on retrouve certains points communs entre les différents territoires à la
période postcoloniale. D’abord, la réflexion autour de la mémoire du fait
colonial est « bloquée » dans bien des endroits, à cause de
différents facteurs : la violence des nouveaux conflits qui se développent
un peu partout ; le manque d’indépendance de bien des territoires ;
et les dictatures militaires dans certaines régions. Un autre élément commun
est la relation inégale qui perdure entre l’ancienne puissance coloniale, le
Japon, qui est la seule puissance régionale forte, et les anciens territoires
colonisés (ce que reflète le déni de la responsabilité coloniale de la part du
Japon jusqu’à aujourd’hui).
La deuxième
question que semblent soulever les auteurs est celle des spécificités
régionales du moment postcolonial en Asie orientale, plus complexe en
comparaison à d’autres processus de colonisation, par exemple à la colonisation
nord-africaine par l’Europe.
Le premier argument est le fait que
toutes les luttes émancipatrices n’aboutissent pas à une indépendance, formelle
ou de fait : se libérant du joug japonais, Taiwan revient à la Chine
continentale, Sakhaline et les Kouriles à la Russie, les îles Micronésie aux
Etats-Unis. Le manque d’indépendance de ces territoires, à l’inverse de
l’Algérie autonome et souveraine, ampute leur capacité à négocier ou dialoguer
avec l’ancien colonisateur, ainsi qu’à réfléchir de façon autonome sur les
conséquences sociales et historiques de la période coloniale dans ces
territoires.
Par
ailleurs, il existe une espèce de « double colonisation » qui
complexifie le processus de décolonisation : les territoires colonisés par
le Japon passent aux mains européennes avant d’être « reformulés »
(indépendance ou annexion nouvelle). La lutte indépendantiste étant double, les
relations avec le colonisateur régional demeurent ambiguës ; d’autant plus
que au contraire de l’Afrique du Nord où les puissances colonisatrices sont
plusieurs, une seule puissance domine en Asie Orientale, ce qui rend difficile
l’établissement d’un dialogue horizontal dans la région.
De plus, la colonisation est suivie
d’un certain nombre de conflits ouverts, dus à divers facteurs (contexte
international de Guerre Froide, conflits ethniques, etc.), qui sont autant,
voire presque plus violents, que la période de colonisation. Les blessures
socio-émotionnelles à panser sont donc plus nombreuses, et plus complexes,
qu’en Afrique du Nord où de la post colonisation découle une certaine
pacification.
Enfin, la dernière
question à laquelle s’intéressent les auteurs porte sur le poids que revêt le
processus de colonisation dans la formation des identités en Asie du Sud Est.
Ils estiment que l’opposition à l’ancien colonisateur régional est plus ou
moins déterminant selon les cas, et qu’il est un facteur parmi d’autres :
ethnies, « originaires ou migrants », communistes/capitalistes… Les
identités actuelles en Asie orientale seraient donc le résultat d’une histoire
coloniale difficile, mais aussi de différentes guerres fratricides et parfois
alimentés par des intérêts internationaux.