jeudi 23 avril 2015

Asie du Sud-Est : Le Japon et le fait colonial


WEILL Rany

Asie du Sud-Est : Le Japon et le fait colonial – les débats du temps post-colonial, des années 1950 à nos jours II

Dans cet éditorial du numéro 19 de la revue Cipango, les auteurs, Arnaud Nanta et Laurent Nespoulous, se penchent sur le temps postcolonial depuis 1945 et la défaite japonaise en Asie orientale.
La question centrale des deux auteurs consiste à savoir s’il est possible de dégager des caractéristiques communes, générales, de la période postcoloniale japonaise en Asie orientale ; leur thèse centrale étant que, comme la colonisation qui prit des formes variables selon les territoires, les situations postcoloniales présentent des caractéristiques différentes, malgré certains éléments similaires à bien des régions colonisées du fait d’une dynamique régionale commune et du contexte international pesant dans la région. 
Afin de développer cette thèse, les auteurs se posent trois questions fondamentales, auxquelles ils tentent de réponde de façon transversale : faisant usage de certains exemples détaillés (en particulier celui de Taiwan et des deux Corées) tout au long de cet éditorial, ils se basent sur différentes études historiographiques et politiques pour montrer les contradictions et les éléments communs de cette période postcoloniale dans la région d’Asie orientale.
Leur première pourrait être formulée ainsi : la mémoire du fait colonial et la relation avec l’ancien colonisateur sont-elles gérées de la même façon dans tous les territoires décolonisés ?
Dans les arguments qui soutiennent une diversité des situations, les auteurs montrent que le degré de dialogue avec le Japon diffère entre les territoires : tout d’abord du fait que certains territoires sont devenus indépendants et autonomes (la Corée, par exemple), et d’autres non (Taiwan) ; ou bien d’un contexte international déterminé (la Corée du Nord mise au ban de la communauté internationales, ce qui limite le niveau de dialogue avec le Japon, alliée des Etats-Unis).
En outre, les points de tensions et les revendications ne sont pas les mêmes. Dans le cas de la Corée, c’est la légalité des traités signés en 1910 qui est en cause. La question de la lecture historique de cette période de l’histoire fait question en Corée, mais également en Chine continentale (voire les différents incidents à l’ambassade japonaise de Pékin ces dernières années). A Taiwan, au contraire, on revendique une proximité avec le Japon, comme contre-position à l’arrivée des Chinois continentaux entre 1945 et 1949.
Malgré tout, on retrouve certains points communs entre les différents territoires à la période postcoloniale. D’abord, la réflexion autour de la mémoire du fait colonial est « bloquée » dans bien des endroits, à cause de différents facteurs : la violence des nouveaux conflits qui se développent un peu partout ; le manque d’indépendance de bien des territoires ; et les dictatures militaires dans certaines régions. Un autre élément commun est la relation inégale qui perdure entre l’ancienne puissance coloniale, le Japon, qui est la seule puissance régionale forte, et les anciens territoires colonisés (ce que reflète le déni de la responsabilité coloniale de la part du Japon jusqu’à aujourd’hui).

La deuxième question que semblent soulever les auteurs est celle des spécificités régionales du moment postcolonial en Asie orientale, plus complexe en comparaison à d’autres processus de colonisation, par exemple à la colonisation nord-africaine par l’Europe.
Le premier argument est le fait que toutes les luttes émancipatrices n’aboutissent pas à une indépendance, formelle ou de fait : se libérant du joug japonais, Taiwan revient à la Chine continentale, Sakhaline et les Kouriles à la Russie, les îles Micronésie aux Etats-Unis. Le manque d’indépendance de ces territoires, à l’inverse de l’Algérie autonome et souveraine, ampute leur capacité à négocier ou dialoguer avec l’ancien colonisateur, ainsi qu’à réfléchir de façon autonome sur les conséquences sociales et historiques de la période coloniale dans ces territoires.
Par ailleurs, il existe une espèce de « double colonisation » qui complexifie le processus de décolonisation : les territoires colonisés par le Japon passent aux mains européennes avant d’être « reformulés » (indépendance ou annexion nouvelle). La lutte indépendantiste étant double, les relations avec le colonisateur régional demeurent ambiguës ; d’autant plus que au contraire de l’Afrique du Nord où les puissances colonisatrices sont plusieurs, une seule puissance domine en Asie Orientale, ce qui rend difficile l’établissement d’un dialogue horizontal dans la région.
De plus, la colonisation est suivie d’un certain nombre de conflits ouverts, dus à divers facteurs (contexte international de Guerre Froide, conflits ethniques, etc.), qui sont autant, voire presque plus violents, que la période de colonisation. Les blessures socio-émotionnelles à panser sont donc plus nombreuses, et plus complexes, qu’en Afrique du Nord où de la post colonisation découle une certaine pacification.

Enfin, la dernière question à laquelle s’intéressent les auteurs porte sur le poids que revêt le processus de colonisation dans la formation des identités en Asie du Sud Est. Ils estiment que l’opposition à l’ancien colonisateur régional est plus ou moins déterminant selon les cas, et qu’il est un facteur parmi d’autres : ethnies, « originaires ou migrants », communistes/capitalistes… Les identités actuelles en Asie orientale seraient donc le résultat d’une histoire coloniale difficile, mais aussi de différentes guerres fratricides et parfois alimentés par des intérêts internationaux.