L'ouvrage
« Histoire à parts égales. Récit d'une rencontre
Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle) » publié aux éditions
Seuil en
2011 a été écrit par
Romain Bertrand. Ce dernier
est diplômé de l'Institut de Sciences Politiques de Bordeaux. Il
est spécialiste de l'Indonésie, sa thèse portait d'ailleurs sur
les trajectoires d'entrée en politique de membres de l'aristocratie
javanaise en Indonésie (colonisée par les Pays-Bas) entre les
années 1880 et 1930. Il a
écrit de nombreux livres,
par exemple « État colonial, noblesse et nationalisme à
Java : la Tradition parfaite (XVIIe-XXe siècle) », publié
en 2005 et il collaboré
à des recueils d'ouvrages.
Il contribue ou a contribué
aux comités de rédaction de plusieurs grandes revues de sciences
politiques, dont Politix
ou Les Annales. Il a
donné des cours dans plusieurs universités à travers le monde et
notamment à Shanghai ou à New York, ce qui fait de lui un
spécialiste de renommé internationale. Il
est depuis 2008, directeur de recherche à la Fondation nationale des
sciences politiques.
Dans
l'ouvrage qui nous intéresse, Romain Bertrand se
penche sur la rencontre entre les Hollandais, les Malais et les
Javanais entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. Il va
aborder dans son livre plusieurs thématiques, en partant de la
première rencontre entre
les
Hollandais, les « hommes de la Première navigation »
menés
par Cornelis de Houtman et
les habitants de Banten, pour
aller jusqu'à se poser des questions sur la forme politique de
l'Indonésie à l'époque. Au
delà même du récit délivré, ce sont les intentions et la méthode
de l'auteur qui sont intéressantes. En effet, cet
ouvrage semble tourné vers un but précis, que Romain Bertrand
énonce dès l'introduction. Il
tend en effet à prouver que si l'histoire globale a une fâcheuse
tendance à s'établir autour d'un européocentrisme, il est possible
et il serait même largement préférable de l'envisager autrement.
Ce serait, selon lui, le moyen d'arriver à approcher la réalité.
Pour cela, il va recourir à
une méthode particulière, il va faire de l'histoire « symétrique ».
On retrouve cette idée dans le titre même de l'ouvrage :
« Histoire à parts égales ». Il a l'intention
d'utiliser des écrits, des témoignages des deux côtés,
c'est-à-dire du côté européen et du côté indonésien. Il décrit
cette méthode comme un pari mais qui permettrait de tendre à
l'obtention de la
vérité. Il veut tenir compte de tout dans l'analyse car rien ne
doit être laissé au hasard et ce qui peut nous sembler être un
détail au premier abord peut
se révéler être l'élément clé qui a fait basculer l'histoire
dans un sens ou dans un autre.
La
première idée qu'il développe est
celle de cette rencontre. Elle est souvent abordée comme « un
lieu commun » à l'image d'un monde uniforme de la rencontre.
Pour autant, Romain Bertrand va expliquer qu'il s'agit d'une
rencontre entre deux mondes différents. Son récit va montrer qu'il
n'y a pas à établir une
hiérarchie, un lien de supériorité ou
de domination entre
ces deux mondes, simplement à en appréhender les différences pour
mieux comprendre cette rencontre. L'auteur
va souligner l'incompétence des européens de
l'époque à comprendre les différences à tous les niveaux
(culturel, conception de l'individualité, notions du proches et du
lointain…), ce qui va les conduire à se penser supérieurs.
Dans notre imaginaire
européen, la rencontre entre ces mondes semble favorable aux
européens. On imagine en effet quelques nobles en armure de fer
débarquer sur une île vierge de toute civilisation avec tout au
plus quelques « sauvages » en haillon sachant à peine
parler, vivant dans
des huttes et coincés dans une autre époque. Or la réalité est
toute autre.
C'est
là le deuxième point abordé par l'auteur. Il va démontrer tout au
long de son récit que l'île sur laquelle débarquent les Hollandais
(et encore, pas immédiatement, il leur faut une autorisation) est
tout sauf une île déserte peuplée de « sauvages ».
D'ailleurs, si pour les européens, les locaux sont des « barbares »,
il en est de même en ce qui concerne la pensée des locaux envers
les européens. La rencontre « impériale » entre deux
chefs légitimes qui signent un accord d'amitié n'existe pas dans la
réalité. On découvre peu à
peu la vérité sur les interlocuteurs de cette rencontre. On se
rend surtout compte de l'indifférence première des locaux face aux
européens, qui sont en fait des marchands en quête de richesse
(très intéressés par le poivre). Les
habitants de Banten font face
de leurs côtés à bien d'autres problèmes. Le récit débute en
effet sur les difficultés de la mise en place d'une régence à la
mort du souverain en titre le Maulana Muhamad. Cette situation nous
permet de découvrir Banten comme une société cosmopolite (où
les marchands sont généralement des étrangers chinois, indiens ou
perses), organisée et riche
(notamment grâce au commerce). On
distingue deux catégories sociales bien distincts : les
pangeran, associés
aux nobles et les ponggawa
qui sont les marchands, les détenteurs de la puissance économique.
On peut presque distinguer à travers leur différente conception du
pouvoir et leur conflit au moment de la régence, une situation qui
aura lieu quelque dizaine d'années plus tard en France : la
Fronde
(avec bien entendu des différences majeures).
Pour
conclure, on peut dire que cet
ouvrage est intéressant sur bien des aspects. Il aborde l'Histoire
d'une autre manière et permet de se poser des questions :
est-ce que ce récit qui paraît se détacher de nous ne nous
concerne pas finalement ? C'est tout l'intérêt de conter une
histoire globale. Cela permet de se poser des questions sur les
origines du pouvoir, de l’État, de nos sociétés d'aujourd'hui.
Le récit en lui-même permet de repenser la question coloniale et la
prétendue mission civilisatrice des européens. On se demande à
quelle mission ils pourraient faire référence ici, alors que
l'Indonésie qu'on nous présente n'a rien à envier à l'Europe.
Même si à partir du XVIIIe
siècle, l'avantage sera européen sur bien des plans, cela ne
signifie pas que la société javanaise se retrouve primitive.
Cet
ouvrage est agréable, plutôt abordable malgré la difficulté au
début à se retrouver plonger dans l'univers de Banten, qui semble
si différent mais qui finalement ne l'est peut être pas tant que
ça.
Gwendolène Chambon