Romain Bertrand, l’auteur de
l’ouvrage « Indonésie, la démocratie invisible: violence, magie et
politique à Java. » est un chercheur français spécialisé sur l’Asie. Il
est actif au sein de plusieurs revues scientifiques : « Critique
Internationale » et « Genèses » en tant que membre du comité de
rédaction mais aussi « Politix » et « Moussons » en tant
que membre du comité de lecture.
L’ouvrage dont il est ici
question est un essai traitant de l’Indonésie et plus précisément de l’île de Java. Romain
Bertrand propose d’analyser la Reformasi, c’est-à-dire le processus de
transition démocratique indonésien suite à la chute de Suharto en 1998, et les
violences qui l’accompagne, au prisme de croyances populaires (magie, esprits
malfaisants, forces invisibles). Le parti pris de l’auteur est donc de
délaisser le discours et les décisions politiques pour, au contraire,
s’attacher aux croyances populaires dont les analyses ne tiennent généralement
pas compte. La thèse de cet ouvrage est donc de considérer que la grille
d’analyse classique du politique ne suffit pas à comprendre le cas indonésien
et que, par conséquent, il est nécessaire de s’intéresser aux croyances
populaires afin d’expliquer la situation indonésienne. Pour ce faire, l’auteur
s’appuie principalement sur des entretiens réalisés à Java auprès de la
population. Quant à sa structure, l’ouvrage se compose de deux parties :
la première s’intéresse à la population indonésienne tandis que la deuxième se
concentre sur les dirigeants politiques.
La première partie du livre, consacrée donc à la population indonésienne elle-même, permet de comprendre les
logiques qui mènent la société indonésienne à de nombreuses violences. En
effet, la fin de la présidence de Suharto (1967-1998), et la démocratisation
qui s’ensuit, se sont accompagnées du développement de nouvelles formes de
croyances ainsi que d’une explosion des violences. Pour expliquer en quoi
consistent ces nouvelles croyances, il est possible de prendre l’exemple des
Singes Blancs. Ces créatures, selon la croyance, apportent la prospérité à
celui qui le souhaite en échange de sacrifices (humains notamment). Les autres
croyances, comme les Thuyuls par exemple, fonctionnent sur le même
principe ; c’est-à-dire qu’il est possible de s’enrichir à condition de
fournir certaines contreparties aux forces maléfiques.
Les individus soupçonnés d’avoir
recours à ce commerce avec la magie d’enrichissement subissent généralement, de
la part des autres individus, un sort peu enviable : lynchage, maisons
brûlées, affrontements entre villages, etc… ce qui est reproché, par
l’intermédiaire du soupçon du recours à la magie, c’est en réalité une déviance
à la norme, à la tradition, à la manière dont la majorité pense qu’il faut se
comporter. Face à un état encore faible qui n’a pas encore su résoudre les
problèmes d’inégalités sociales ni assurer l’ordre sur tout le territoire, la
croyance en la sorcellerie permet d’expliquer et de réprimer l’actuelle répartition
des richesses, le développement de pratiques illicites comme le trafic de
drogue et plus généralement l’ensemble des dysfonctionnements que peut
connaitre une société.
La croyance populaire en une
certaine magie explique donc la violence ; violence que l’on peut
considérer comme une justice populaire. Mais elle permet aussi d’ouvrir la
porte à la démocratisation politique du pays. La magie est une croyance partagée
aussi bien par le peuple que par les gouvernants. Pour preuve, les hommes
politiques s’entourent de personnes capables d’apporter la faveur des
puissances invisibles. Or, cette croyance étant partagée par gouvernés et
gouvernants, il faut comprendre que les hommes politiques peuvent eux aussi
être accusés de recourir à la magie noire. En conséquence, le peuple tient les
dirigeants par la possibilité de les accuser de pratiquer certains actes de
sorcellerie réprimandés par la société indonésienne. On voit ici s’ouvrir un
espace de débat social entre gouvernants et gouvernés grâce à la croyance en la
magie. Les différentes croyances agissent comme des révélateurs des maux de la
société indonésienne et permettent ainsi de faire remonter ces problèmes au
niveau politique.
La croyance aux esprits ou autres
créatures maléfiques permet donc d’expliquer les violences en Indonésie mais
aussi, pour partie, le processus de démocratisation. Cette lecture inhabituelle
des faits sociaux et politiques d’un pays est très intéressante. En effet, elle
rompt avec les variables généralement mises en avant (volonté politique pour la
démocratisation ou pauvreté pour la violence par exemple) afin d’expliquer
certains phénomènes. Romain Bertrand propose, lui, une analyse selon des
facteurs proprement indonésiens, ce qui permet de mieux comprendre la spécificité
du cas de ce pays. On peut, en revanche, regretter le fait que l’auteur n’énonce
pas clairement son objectif, c’est-à-dire expliquer la démocratisation et la
violence par les croyances populaires, en introduction. Ce qui fait que, l’ouvrage
étant principalement une succession d’exemple, on met du temps à comprendre la
cohérence globale du livre. Malgré tout, la lecture est agréable et l’utilisation
de nombreux termes indonésiens ne pose aucun problème.
CHATILLON Romain